3. Débat autour de la photographie d'Aden : entre émerveillement et désenchantement




        2010 a signé le grand retour de Rimbaud sur le devant de la scène médiatique. Deux ans auparavant, en 2008, deux libraires, Alban Caussé et Jacques Desse, arpentent les brocantes françaises à la recherche de trésors. Un jour pourtant comme un autre, ils découvrent un carton avec des documents et un lot d’une trentaine de photographies identifiées comme appartenant à Jules Suel, le propriétaire de l’hôtel de l’Univers à Aden. Mais, une photographie les interpelle plus particulièrement, et pour cause, au dos de celle-ci, seuls quelques mots « cet hôtel est celui où un certain Rimbaud séjourna à Aden ». Après avoir fait l’acquisition (pour quelques centimes) de cet objet d’une valeur inestimable, les deux hommes contactent différents scientifiques qui commencent un travail de recherche. Une seule question les obsède : Est-ce Rimbaud ? Seraient-ils en possession de l’une des dernières photographies du poète ?


«  Sur le perron du Grand Hôtel de l'Univers à Aden », Aden, 9,6 x 13,6 cm, v.1885,  tirage découvert par Alban Caussé et Jacques Desse en 2008



Agrandissement de la photographie précédente

Les deux hommes entrent notamment en contact avec Jean-Jacques Lefrère, biographe et l’un des spécialistes les plus renommés en ce qui concerne Rimbaud. La conclusion de l’expert est sans appelle : il s’agit bien de Rimbaud ! Après une étude comparative avec d’autres photographies certifiées du poète, les experts remarquent les mêmes traits de visage, les mêmes expressions. Cette photographie devient donc essentielle car, par un agrandissement de celle-ci, on obtient le seule portrait clairement visible du poète devenu négociant à Harar. En effet, toutes les autres photographies de Rimbaud ne laissent entrevoir qu’une silhouette sans possibilité d’observer avec netteté le visage du sujet. Cette découverte est donc fondamentale pour le milieu littéraire et scientifique. Les deux libraires ont d’ailleurs consacré un article à cette photographie et reviennent également sur le périple africain de Rimbaud. 




Mais depuis cette révélation, les théories et contre-expertises fusent opposant les partisans de l’identification de Rimbaud sur cette photographie et ceux qui doutent de cette hypothèse.  Ainsi, depuis 2010, chaque expert y va de sa théorie et ce mystérieux personnage a déjà eu nombre de patronyme. Ainsi, ce travail ne cherchera pas à donner tord ou raison à telle ou telle hypothèse mais à mettre en avant la force avec laquelle le très médiatique Rimbaud continue d’alimenter la presse.


Pour les deux libraires ainsi que pour Jean Lefrère, il s’agit bien de Rimbaud et les trois hommes justifient leur hypothèse par l’interprétation suivante : « l’allure de Rimbaud est celle d’un homme fatigué et un peu égaré, dont quelques traits — l’expression de lassitude, l’enfoncement des yeux — semblent porter la marque d’un passé difficile. Manifestement, et malheureusement, il a bougé pendant la prise de vue, ce qui donne deux bords à son visage, et ce tremblé contribue à donner un aspect lisse à ses traits et une apparence un peu fantomatique à son regard (…) Il fait semblant d’être là et bien comme il faut, mais ça ne prend pas. Son expression reflète-t-elle un certain malaise social? (…) Sur l’image du perron de l’Hôtel de l’Univers, il est assis mais semble sur le point de se lever. Tout son être paraît protester contre son intégration à ce rituel bourgeois de la séance du portrait de groupe, auquel, pourtant, il n’échappe pas». En réalité, c’est par l’interprétation (voire la surinterprétation pour les opposants à cette théorie) que les trois hommes justifient l’identification de Rimbaud sur cette photographie. Pourtant, il est important de préciser que cette photographie (aujourd’hui vendue à un collectionneur dont nous ignorons l’identité) n’a jamais été expertisée par le spécialiste de la photographie historique. En effet, les découvreurs de la photographie la date antre 1880 et 1890, période plutôt large alors qu’il y aurait un moyen de dater précisément l’objet. En 1872,  Richard Leach Maddox invente une nouvelle plaque sèche au gélatino-bromure d'argent permettant de réduire le temps de pose lors d’une photographie. Cette nouvelle technologie voit donc naître de nouveaux appareils photo et aujourd’hui, cette technique est facilement identifiable par les experts en photographie. Ainsi, en identifiant le procédé utilisé pour cette photographie, les experts pourraient au moins dater la prise de vue avant ou après 1885. Cette analyse réduirait donc la fourchette temporelle estimée par les trois découvreurs de moitié.  Pourtant, à ce jour, aucune analyse connue n’a été effectuée sur cette photographie. Cette absence d’expertise interloque donc les opposants à l’identification de Rimbaud. 


Ainsi, c’est par une analyse de la netteté de cette photographie que l’on pourra véritablement savoir s’il s’agit de Rimbaud  ou non. Le débat s’ouvre donc entre les trois découvreurs qui pensent que le flou de la photographie est du à un mouvement de la part du soi-disant Rimbaud   et les experts en photographie pensant que le « candidat-Rimbaud » étant accoudé, il est impossible qu’il ait bougé. Bien que paraissant absurde, cette question de mouvement ou non est très importante pour identifier le personnage de cette photographie. Car, c’est la raison au flou de la photographie qui permettra de dater la photographie et d’identifier ou non Rimbaud dessus. Les experts en physiologie ont, quant à eux, conclu (après une comparaison entre toutes les photographies connues du poète) que le personnage en question comporte des traits de visage similaires à ceux du jeune Rimbaud. Le débat est donc toujours ouvert quoique certains ne préfèrent pas connaitre la réponse à cette question photographique.

En effet, certains critiques et même de simples admirateurs de Rimbaud ne croient pas en cette représentation car n’étant, pour eux, qu’un désenchantement. Cette photographie d'un Rimbaud vieilli, affaibli voire embourgeoisé rompt avec la médiatisation du poète passionné et aventureux. Si Rimbaud est bien présent sur cette image, son regard est incontestablement vide, fixant le centre de l’objectif et donc le spectateur. Il donne presque l’impression de ne pas savoir lui-même ce qu’il fait dans cette scène. Certains pensent que cette photographie est l’image du désespoir de l’ancien poète, voulant disparaitre de l’image. Ainsi, cet objet nous met véritablement face à une rupture du« on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans ». Si cette photographie provoque l’émerveillement et le besoin de réponses pour certains, pour d’autres elle n’est qu’un désenchantement, la disparition de l’éternel adolescent qu’est Rimbaud.